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Ancien directeur général du FC Lorient, Fabrice Bocquet est aussi l’auteur d’un livre dédié à la compréhension du management d’un club de football : L’important, c’est les 3 points.
Il nous propose de découvrir sa perspective sur le fonctionnement d’un club, la compréhension de sa raison d’être et le rôle joué par ses dirigeants.
Dans la littérature, les organisations sportives sont définies comme étant des structures devant proposer un produit constamment commercialisable (c’est-à-dire des résultats, des performances divertissantes, des joueurs vedettes) à un ensemble de parties prenantes externes très exigeantes (par exemple, les fans, les médias, les sponsors) (Mielke, 2007) pour que l’entreprise puisse réaliser ses aspirations à court et à long terme (Cruickshank & Collins, 2012). En ayant cette définition en tête, quelle serait pour vous, la raison d’être d’un club de football ?
C’est une vaste question, étant donné que chaque club de football peut avoir sa propre raison d’être. Il y a toutefois des principes qui reviennent. Premièrement, procurer des émotions. C’est la base du sport et donc de toute organisation sportive. Des émotions positives ou parfois négatives, c’est la nature même du sport. Si nous sommes des passionnés de sport, c’est parce que bien souvent, dans notre enfance, nous avons rêvé. Des sportifs nous ont fait rêver, des clubs nous ont fait rêver. Ce sont des aventures humaines, de la performance, un sentiment d’identité qui nous ont fait rêver.
Le deuxième élément important en termes de raison d’être pour une organisation sportive, c’est son rôle citoyen au niveau d’un territoire. Un club sportif, c’est une entreprise et un peu plus que ça. C’est un acteur qui agit au niveau de son territoire, car c’est un vecteur de lien social et de communication. Que ce soit un club professionnel ou amateur, il joue un rôle éducatif, car il s’adresse à des adultes, mais aussi des plus jeunes. Il peut donner de la visibilité à des institutions, comme des associations, etc., et créer du lien sur un territoire.
En résumé, la raison d’être d’un club de football, devrait être tournée autour de la génération d’émotions et de son rôle citoyen au sein du territoire, tout en l’adaptant selon l’identité propre du club.
Voici une petite étude de cas. Admettons que nous reprenions un club de Ligue 2 et que notre objectif soit de monter en Ligue 1 dans les trois ans. Pour essayer de visualiser les risques et d’anticiper au mieux les raisons pour lesquelles nous pourrions échouer, nous allons effectuer un pre-mortem. Donc, plutôt que d’attendre d’avoir réellement échoué et d’effectuer un post-mortempour en évaluer les causes, nous allons prendre les devants et partir du principe que nous avons déjà échoué. En nous projetant dans ce futur, pour remonter le fil de notre projet, quelles pourraient être les raisons de notre échec ?
La première chose à laquelle je réfléchirais, c’est savoir si la vision a été correctement définie. Il doit y avoir un alignement sur la vision entre tous les membres d’une gouvernance d’un club (président, directeur général, directeur sportif, directeur du centre de formation, entraineur). Sans alignement à ce niveau-là, c’est le terreau de futures difficultés. Au-delà des compétences de chacun, si nous ne sommes pas complètement alignés, cela apparaîtra, en particulier dans les moments difficiles, et ruissellera dans toute l’organisation.
Ensuite, il convient de s’assurer que la vision diffère d’une affirmation telle que “on veut monter en Ligue 1” ou « on veut remporter la Ligue des champions ». La montée en Ligue 1 doit être une conséquence des principes de fonctionnement. Sinon, nous risquons de fonctionner beaucoup au résultat par résultat et finalement, prendre des décisions à court-terme avec un fort risque de générer de l’instabilité. Le football est un sport où l’on ne peut pas garantir le résultat sur un match ou plusieurs matchs. Il y a toujours cette incertitude du sport qui en fait aussi sa beauté. Un des rôles du dirigeant est de créer des tendances positives, mais il doit éviter d’énoncer ce qui se passera en termes de résultats sportifs car il ne peut pas le garantir.
“Il doit y avoir un alignement sur la vision entre tous les membres d’une gouvernance d’un club (président, directeur général, directeur sportif, directeur du centre de formation, entraineur). Sans alignement à ce niveau-là, c’est le terreau de futures difficultés.”
Une vision, cela peut-être par exemple d’être un club qui s’appuie sur sa formation ou de développer une culture structurée autour de la vidéo, la data, un département de performance tout en veillant à ce qu’économiquement, le club soit au minimum à l’équilibre, afin d’assurer sa pérennité. On peut se fixer des objectifs sportifs en interne comme une montée en Ligue 1, mais ce n’est pas une fin en soi. Il faut également s’assurer que la vision et les objectifs soient en en adéquation avec les moyens à disposition, car il est dangereux d’annoncer un objectif irréalisable. Cela peut se traduire par un manque d’humilité ou une perte de confiance de l’organisation et de l’environnement autour de la gouvernance du club.
Un dernier élément que je mettrais en avant est que la vision doit être alignée avec la culture du club et du territoire. Il faut donc faire preuve d’écoute afin de bien connaître le territoire, l’histoire du club, les gens qui le constituent, les supporters, les sponsors. Pourquoi ? Parce que lorsque nous vivrons des moments un peu plus difficiles et c’est sûr que nous en vivrons, si nous avons un alignement fort avec notre territoire, cela permettra de passer outre plus facilement et de garder le cap.
“La montée en Ligue 1 doit être une conséquence des principes de fonctionnement.”
Pour résumé, il y a d’abord l’alignement au niveau de la gouvernance, qui est essentiel. Ensuite, il faut s’assurer qu’un objectif sportif telle « une montée en Ligue 1 » soit la conséquence d’une vision et non pas la vision elle-même. Ce sont les principes de fonctionnement qui doivent être mis en avant dans la vision et l’opérationnalisation de la stratégie. Pour finir, il faut s’assurer que la stratégie mise en place est atteignable, compte tenu des moyens potentiels et qu’elle soit en harmonie avec la culture du territoire et l’histoire du club. Si l’ensemble de ces éléments sont respectés, ce sont de bonnes bases pour atteindre sa vision et générer une tendance positive.
La raison d’être d’un club, sa vision, ne sont pas toujours très lisibles (comme dans un certain nombre d’entreprise “classique” finalement). L’écueil principal, c’est que les décisions prises ne sont pas toujours comprises par les parties prenantes sur ou en dehors de son territoire. Comment appréhendez-vous de manière concrète ce travail de positionnement qui est si important, mais bien trop souvent accessoire ?
C’est quelque chose que j’ai vécu au FC Lorient. Je ne suis pas breton et je suis arrivé sur un territoire ayant une identité très forte. D’autant plus au sein un club qui a été très marqué par Christian Gourcuff. La première chose à faire lorsqu’on arrive dans un tel environnement, et cela va au-delà du football, c’est de prendre le temps d’écouter.
Lorsqu’on arrive dans une nouvelle organisation, qui plus est dans un secteur aussi passionnel que le football, on a très envie de faire et de faire vite. Mais en allant trop vite, on risque de ne pas emmener l’organisation avec soi. C’est pour cela qu’il faut accepter de prendre le temps de construire la vision et la stratégie avec les parties prenantes du club.
“La première chose à faire lorsqu’on arrive dans un tel environnement, et cela va au-delà du football, c’est de prendre le temps d’écouter.”
Ce scénario est identique dans des entreprises plus traditionnelles. Dans le monde de plus en plus complexe dans lequel nous vivons, je crois surtout aux réussites collectives. La première étape est donc d’échanger, se déplacer, aller à la rencontre des gens. Ce n’est pas un exercice de communication, c’est un exercice de compréhension. Cela permet ainsi d’affiner petit à petit sa compréhension de l’identité du club.
Sur cette base, la direction et des personnes au sein de l’organisation sont les garants de la culture et de l’identité du club. La culture d’une organisation n’appartient pas uniquement à la direction mais à l’ensemble des personnes qui travaillent au sein d’un club. Il ne faut jamais oublier que même si nous sommes dans un secteur médiatisé, les clubs de football restent des PME à taille humaine. L’impact que peut avoir une personne au sein du club est très important et il convient de le rappeler régulièrement en interne.
“Même si nous sommes dans un secteur médiatisé, les clubs de football restent des PME à taille humaine”
Aussi, une vision tournée uniquement sur le territoire serait trop limitante et ne prendrait pas en considération l’évolution du football. A partir du moment où nous avons des fondations solidement ancrées sur notre territoire, il faut s’ouvrir vers l’extérieur et toucher des supporters qui vont peut-être chercher autre chose, comme des valeurs que notre club représente. Nous allons aussi chercher à développer du lien et des expériences avec eux, pas seulement le jour du match, mais sur d’autres types de moments ou d’expériences, au niveau du digital, etc.
Pour vous, l’obligation to dissent semble être quelque chose de fondamental pour qu’une organisation soit performante. Pourquoi ?
Aujourd’hui, les meilleures organisations sont celles qui créent une culture où les gens, quel que soit leur niveau hiérarchique, doivent être en mesure de pouvoir s’exprimer et de pousser leurs idées. D’ailleurs, à Lorient, j’ai un exemple qui illustre cet aspect : la communication associée à l’arrivée de nouvelles arrivées au club. A l’époque, les équipes souhaitaient annoncer l’arrivée de l’entraîneur, Christophe Pélissier, en réalisant une vidéo ayant un lien fort avec le territoire. J’étais plutôt réticent parce que je souhaitais que l’on communique rapidement. Les équipes ont été persévérantes et m’ont convaincu, à raison, car la vidéo eu un impact très positif. C’est ensuite devenu culturel au club de faire des vidéos associées aux arrivées, en lien avec des éléments du territoire.
“Les meilleures organisations sont celles qui créent une culture où les gens, quel que soit leur niveau hiérarchique, doivent être en mesure de pouvoir s’exprimer et de pousser leurs idées”
Cependant, si la culture de l’organisation ne donne pas au gens le sentiment d’être dans un environnement suffisamment sécurisant, cette idée n’aurait jamais vu le jour. Donc c’est important de créer les conditions d’une organisation où les gens se sentent libres de pouvoir exprimer leurs opinions en sachant que cela sera valorisé. Je pense que c’est comme cela qu’on arrive à la meilleure prise de décision à travers l’intelligence collective. J’en reviens à nouveau à la notion d’écoute, prendre le temps d’écouter ses équipes. Chose que j’aurais d’ailleurs pu mieux faire à mes débuts à Lorient. Ça a aussi été une aventure pour moi et une progression personnelle.
Dans un environnement où l’aspect émotionnel est très prégnant, comment déconnectez-vous votre prise de décision, du résultat ?
Je pense que l’on ne peut pas complètement se déconnecter d’un résultat, pour la simple raison qu’un résultat impacte le classement, l’environnement et la confiance. Il faut donc le prendre en considération mais ne pas prendre ses décisions sur cette seule base. Le rôle d’un dirigeant est d’être très vigilant sur son attitude après les résultats, afin de protéger son organisation et transmettre de la confiance. Un des objectifs d’un dirigeant est que le club développe d’autres éléments d’analyse parce que le résultat peut être traitre. Sur un match ou plusieurs, le facteur chance existe.
Il y a des indicateurs, comme les expected goals, qui ne sont pas parfaits, mais peuvent aider à post-rationnaliser la performance. D’autres indicateurs doivent aussi être développés par le secteur sportif, autour de l’utilisation de la vidéo par exemple. Ensuite, il faut une conviction dans le travail qui est effectué et dans les relations de travail qui se créent au sein d’un club. Un des éléments que j’évoque dans mon livre, c’est la stabilité des entraîneurs. Elle a beaucoup diminué ces dernières années et pourtant, de nombreuses études montrent que remplacer un entraineur est une solution placébo qui coûte cher, en particulier en cours de saison.
Nous prenons chaque jour des décisions plus ou moins importantes, cependant, rares sont ceux qui pensent à ce qu’ils peuvent apprendre de leurs décisions passées, afin de prendre des décisions plus éclairées à l’avenir. En ce sens, tenir un journal de prise de décisions peut aider à tirer des enseignements des décisions passées, à réfléchir aux décisions actuelles et à éviter les problèmes avant qu’ils ne surviennent. Répertoriez-vous vos décisions dans un journal ou un outil similaire et plus généralement, comment évaluer vous la qualité de votre processus de prise de décision, dans le temps ?
Je pense que la première chose qui se réfère un peu à cette idée de journal de prise de décision, c’est déjà de mettre en place un plan stratégique dans un club de football. C’est quelque chose que j’avais initié lors de mon arrivée à Lorient en 2015. L’objectif était de formaliser un plan stratégique sur cinq ans. Nous avons donc écrit ce plan que nous avons appelé : Le Lorient Express 2020. C’était un travail, au départ, un peu fastidieux pour les équipes, parce qu’ils n’en avaient pas trop l’habitude. Dans les clubs du football, on est amené à réfléchir beaucoup match par match, à la saison, à l’après saison. Donc, se projeter sur cinq ans, cela peut faire loin. Ce n’est pas seulement un exercice de fond, mais aussi de forme. Il faut y mettre du sens pour que les équipes se l’approprient.
Ensuite, il faut mettre en place des processus pour évaluer l’avancée des initiatives et des décisions prises. Faire un plan stratégique c’est bien, mais il n’y a rien de pire qu’une stratégie sans implémentation. Ce sont donc des processus qui sont mis en œuvre au sein de l’organisation, au sein du club, afin d’évaluer régulièrement comment avance le plan stratégique. L’objectif n’est pas de juger les gens, mais de les accompagner et les aider. Le rôle d’une direction de club n’est pas de se comporter comme un client mais comme une ressource pour aider ses équipes. Culturellement c’est aussi quelque chose d’important à instiller dans son organisation.
J’ai tendance à dire, c’est que sur 100 décisions, si on en prend déjà 70 de bien, c’est très bien. Ensuite, c’est la culture organisationnelle qui va permettre d’avoir l’humilité, l’obligation to dissent suffisante et les processus pour se questionner sur les 30 décisions moins bonnes et les améliorer progressivement. Entre la théorie d’un plan et la réalité, il y a toujours une grande différence, mais l’avantage d’avoir formalisé une stratégie, est qu’elle permet de garder le cap lorsque le club est en difficulté, comme suite à la descente du FC Lorient en Ligue 2 en 2017. D’ailleurs, en 2020, l’année où nous sommes remontés en Ligue 1, les équipes demandaient proactivement quand le prochain plan stratégique serait rédigé. Ils s’étaient approprié la démarche et y avaient mis du sens.
Jeff Bezos (Amazon) classifie les décisions prises par le management d’une entreprise, en deux catégories. Il y a les décisions qui sont irréversibles (portes à sens unique) et celles sur lesquelles on peut revenir (portes à double sens). Dans une organisation comme un club de football avez des exemples de décision allant dans chacune de ces catégories ?
Je pense que toutes les décisions qui se réfèrent au cœur d’un club, l’équipe professionnelle, le choix d’un entraîneur ou des joueurs, peuvent avoir un impact significatif à court terme. Concernant les joueurs, il faut être vigilant sur la taille maximale des effectifs. Chaque décision de recrutement est structurante et il existe une part de risque incompressible, parce qu’on parle d’humain. D’une certaine façon, c’est une sorte de management de risque qu’il faut être capable de mener en faisant en sorte de les minimiser le plus possible. C’est la qualité de l’organisation en termes de compétences, relations de travail et processus qui permet de maitriser au mieux ces risques.
“Chaque décision de recrutement est structurante et il existe une part de risque incompressible, parce qu’on parle d’humain.”
Il y a aussi d’autres types de décisions qui sont structurantes, comme la construction d’un nouveau stade, sa capacité, sa localisation, etc. Ce sont des décisions qui sont essentielles, parce qu’elles impacteront le club sur des décennies. Un stade mal situé ou en surcapacité impactera l’expérience des fans et l’ambiance dans le stade. Cela augmentera le risque de distribution excessive d’invitations et d’opérations de promotion. Ensuite, il y a des dizaines de décisions que l’on prend au quotidien sur la base de faits et en prenant en compte le contexte, et dans ce cadre aucun dirigeant n’est infaillible. C’est la qualité de la culture organisationnelle, se mettre au service de l’intelligence collective, être suffisamment humble pour remettre en cause et apprendre de ses décisions passées qui permet d’avancer vers la performance.
Pour se « protéger de lui-même », Daniel Kahneman s’impose une règle intéressante : ne jamais prendre de décision lorsqu’il est au téléphone. Dans un contexte où les émotions sont intenses, changeantes et dans lequel on peut avoir tendance à prendre des décisions dans l’urgence, est-ce que vous vous contraignez à prendre les décisions importantes dans des cadres précis ?
Je pense que cela dépend de sa propre personnalité. Etant français et colombien, donc ayant du sang latin, on va dire que je peux avoir des émotions… et il faut apprendre à se connaître. D’ailleurs, cela va au-delà des décisions, ce sont aussi les attitudes. Quand je parle d’attitude, ce n’est pas nécessairement du langage verbal, cela peut être aussi du langage corporel, qui peut s’avérer positif, mais aussi négatif pour une organisation. Par exemple, l’attitude d’un dirigeant après une défaite. Il n’y a même pas besoin de parler. Le sportif de haut niveau est très sensible à toutes les attitudes autour de lui et il va observer tout cela. Il faut donc être extrêmement vigilant et je le dis à nouveau par expérience, parce que j’ai un langage corporel “qui parle de lui-même”.
Lorsqu’on parle de prise de décision, d’attitude ou autre, je pense que cela passe déjà par la connaissance de soi même. Effectivement, Daniel Kahneman, dans son livre système 1/système 2, va privilégier la partie analytique à la partie intuitive, afin de se méfier des biais cognitifs. Donc, je comprends ce qu’il veut dire lorsqu’il dit ne pas prendre de décision au téléphone. Cela étant, je pense qu’il faut être vigilant et ne pas généraliser.
En théorie, pour être compétitif dans la durée, un club devrait avoir de la visibilité, non seulement sur ce à quoi son effectif pourrait ressembler lors du mercato suivant, mais idéalement, lors des deux ou trois mercato suivants. En résumé, avoir un plan de succession clair s’appuyant sur de la croissance interne (centre de formation) ou externe (recrutement de joueur). Bien entendu, peut-être plus qu’ailleurs, l’instabilité peut assez vite s’installer dans un club de football (changement d’entraineur, résultats, etc.), ce qui nécessite de la flexibilité dans cette planification. L’une des organisations sportives les plus intéressantes sur ce sujet, ce sont les All Blacks. Comment envisager cet aspect pour un club de football ?
Les All Blacks sont un cas un peu particulier, du fait de la culture maorie et ce que représente cette équipe. Ils ont une culture qui est tellement forte, empreinte d’humilité et de persévérance. Cultiver l’héritage, est essentiel dans la culture maorie et des All Blacks. Le football est un secteur où il faut se méfier du dogmatisme et des fausses croyances. Ce n’est pas parce qu’à certains moments, il y a tel ou tel jeune qui émerge d’un centre de formation, que cela veut dire que le bon modèle a été trouvé et que tout est parfait. Au contraire, c’est une remise en cause permanente.
Si nous nous focalisons sur la formation, les clubs qui me donnent cette impression d’être très bon dans cette capacité à cultiver les valeurs du territoire, je pense assez naturellement aux clubs du Pays basque. L’Athletic Bilbao et la Real Sociedad. Ils sont emblématiques mais pas les seuls. Après, concernant la gestion d’un effectif, l’anticipation est essentielle. Ce sont des réflexions qui sont sportives, mais pour moi, il y a tellement de similitudes avec le monde de l’entreprise, même si on parle d’êtres humains. Il y a des cycles et il est normal que des joueurs aient envie de vivre autre chose à un certain moment de leur carrière. C’est aussi à une direction sportive et une direction générale de sentir cela, tout en ayant un échange transparent et en amont avec le joueur et son entourage. Ce n’est pas par hasard que l’on dit que “gouverner, c’est prévoir”.
Dans des clubs à taille modeste, on sait que l’on ne peut pas tout contrôler. On sait qu’à certains moments, on peut avoir des joueurs qui vont être sollicités par des clubs plus huppés et nous respectons le fait qu’une carrière c’est court et qu’il faut aussi le prendre en considération. Il faut donc être en perpétuelle anticipation et la notion d’équilibre va être fondamentale. Cela veut dire anticiper, mais sans pour autant générer trop d’instabilité.
Avec la place prise par l’aspect financier dans le football, comment proposer a un jeune joueur un plan de développement solide et séduisant sur les aspects sportif et éducatif, lorsqu’on sait qu’on ne pourra jamais être aussi attractifs qu’un certain nombre de club sur l’aspect financier ?
Lorsque l’on parle de l’évolution d’un jeune et d’un point de vue un peu plus global, de la réussite d’un centre de formation, je vois cela comme étant la résultante d’un processus. Un processus ayant de nombreux rouages, qui doivent être bien huilés pour que le processus fonctionne. Un centre de formation peut bien fonctionner dans certaines dimensions, mais si l’un des rouages ne fonctionne pas, c’est toute la machine qui va se gripper.
Un club de football a des jeunes au niveau de son centre de formation et il espère que certains vont émerger au niveau professionnel. Maintenant, le football et l’être humain sont ainsi fait que ceux qui émergeront, ne seront pas nécessairement ceux que qui étaient attendus. La première chose à faire, c’est être très attentif au discours et de donner l’opportunité à tous les jeunes de se développer aussi bien sur la dimension sportive et académique, sans à priori, sur l’ensemble de leur parcours de formation. C’est une responsabilité non seulement sportive mais aussi humaine. Je pense d’ailleurs que nous allons tendre vers des parcours de formation de plus en plus individualisés pour chaque jeune.
“Le football et l’être humain sont ainsi fait que ceux qui émergeront, ne seront pas nécessairement ceux que qui étaient attendus”
Ensuite, nous pourrions nous dire que l’aspect financier est devenu prépondérant aujourd’hui, mais ce n’est pas nécessairement une fatalité. Si les jeunes jouent au football, au départ, c’est parce qu’ils aiment cela. Et pour faire une belle carrière, il faut avoir envie de progresser et de beaucoup travailler. Et cette « endurance de la motivation » est plus propice d’apparaitre lorsque que le joueur le fait par amour de son sport que par l’aspect financier.
Au-delà de la notion de plaisir, il y a aussi la responsabilisation. Un club n’est pas responsable de la réussite de tel ou tel joueur. Le club a l’engagement de donner des outils et d’avoir une culture club qui permettra au joueur, s’il s’en donne les moyens, de devenir un footballeur professionnel. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’au final, c’est le joueur qui est responsable de sa propre performance. Le club est là pour lui fournir des outils et un environnement propice à la performance. Le sportif doit donc être à la base de la motivation et la partie financière, en être une conséquence.
“Nous pourrions nous dire que l’aspect financier est devenu prépondérant aujourd’hui, mais ce n’est pas nécessairement une fatalité. Si les jeunes jouent au football, au départ, c’est parce qu’ils aiment cela.”
Ensuite, pour en revenir à la notion de rouage, on peut avoir un très beau centre de formation avec des éducateurs de qualité, une partie académique très performante où chaque jeune est bien suivi, mais si derrière le club est en sureffectif professionnel ou a trop d’instabilité au niveau de son entraîneur principal, cela crée les conditions pour que les jeunes n’aient pas la possibilité de s’entraîner, voire de jouer. Finalement, c’est toute la mécanique qui s’enraye et rien ne fonctionne. C’est pour cela que la réussite d’un centre de formation, la réussite d’un parcours jeune, c’est l’alignement de plusieurs rouages. S’il y a une seule des étapes qui ne fonctionne pas, cela peut casser toute la dynamique.
Pour finir, j’ajouterais que nous parlons d’êtres humains. Lorsqu’un garçon de 15-16 ans voit son copain de 17 ans s’entrainer avec les pros et qu’un autre de 20 ans joue avec les pros, il se dit : “finalement dans ce club-là, on peut devenir pro”, “ah mais dans ce club là on peut jouer”. Cela crée un cercle vertueux, qui donnent envie aux joueurs de rester. Pourquoi partir ? Ils sont dans un environnement où ils se sentent bien, ils savent que les outils et la culture du club sont mis en place pour réussir, s’ils s’en donnent les moyens. Ils savent qu’il y a une qualité de parole, qu’on ne leur promettra pas blanc, pour ensuite leur donner noir. Ils savent aussi qu’on ne mettra pas la charrue avant les bœufs, en leur proposant des millions alors qu’ils n’ont encore rien démontré. Finalement, ils savent que s’ils cochent toutes ces cases, avec le plaisir du jeu au centre de tout et leur propre responsabilisation, ils auront de magnifiques opportunités qu’ils n’ont probablement jamais imaginé.
“Un club n’est pas responsable de la réussite de tel ou tel joueur. Le club a l’engagement de donner des outils et d’avoir une culture club qui permettra au joueur, s’il s’en donne les moyens, de devenir un footballeur professionnel.”
Pour pouvoir en arriver là, il faut une relation de confiance très importante avec le club. À tous les niveaux et en particulier au moment où le joueur signe son premier contrat professionnel, parce que c’est souvent à ce moment-là que la relation peut se tendre. C’est pour cela que l’on entend de plus en plus de clubs parler du travail réalisé sur la transition centre de formation – groupe pro. C’est un moment assez charnière dans une carrière. Ensuite, la qualité de l’entourage du joueur va être fondamentale. Notamment, la réflexion de l’agent, sa capacité à mettre le projet sportif avant le projet économique. Et il est essentiel d’avoir un entourage parental qui ne se projette pas trop sur leur enfant, mais qui recherche son bonheur et son épanouissement.
Dans votre livre, vous abordez la notion de biais d’aversion à la perte. Pourriez-vous le définir, ainsi que les effets que celui-ci peut avoir sur les dirigeants d’une organisation, mais aussi sur un staff technique et quelque part sur les joueurs ?
Daniel Kahneman l’expliquerait bien plus précisément que moi, mais le biais d’aversion à la perte veut dire que généralement, on craint plus de perdre que de gagner, même pour un même montant. Cela veut dire que lorsqu’on prend des décisions on va plutôt avoir tendance à se protéger. Je pense que ce sont des réactions qui sont humaines et il ne faut pas s’autoflageller pour cela. A nouveau, c’est là où la culture de l’organisation doit permettre de créer la confiance suffisante pour se dire : je peux tenter, je peux prendre des risques, j’ai le droit à l’erreur, j’ai le droit à l’échec. L’échec, n’est pas une fatalité, ça fait partie du processus. Je tente, j’essaie, je recommence. Je tente, j’essaie, j’apprends, je recommence.
C’est facile à dire, mais c’est dur à mettre en place. Malgré tout il faut s’efforcer de créer cette culture-là dans une organisation. Néanmoins, je ne veux pas apparaître trop abstrait par rapport à ça, parce que c’est une dimension complexe. Le message de fond, c’est surtout de savoir quelle est la culture que nous voulons mettre en place dans notre organisation. Cela passe par une grande qualité de parole et une exemplarité de la gouvernance d’un club. Cela prend du temps pour générer cette légitimité. C’est pour cela que je crois beaucoup à la stabilité. C’est comme cela que l’on tisse de solides relations humaines. Au début, on peut tenir de très beaux discours et finalement, se sont toujours les faits qui parlent, en particulier dans les moments difficiles.
“Le biais d’aversion à la perte veut dire que généralement, on craint plus de perdre que de gagner, même pour un même montant”
C’est dans ces moments-là où nous nous révélons, non seulement en tant qu’individu, mais surtout en tant qu’organisation. C’est à ce moment-là que l’on voit ces liens un peu invisibles de l’organisation, ainsi que leur force. C’est là aussi que l’on voit que cette aversion à la perte, on arrive à passer outre parce que l’organisation est suffisamment solide. C’est pour cela que la réflexion autour de la raison d’être, de l’alignement de la gouvernance, de la qualité des individus qui ne sont pas dans un intérêt personnel, mais dans un intérêt plus collectif est importante, car ce sont ces éléments-là qui permettent de tendre vers la performance. Quelque chose m’avait d’ailleurs pas mal marqué au FC Lorient, en particulier lors de mon premier passage entre 2009 et 2011. Tout le monde louait beaucoup et à raison la qualité de Christian Gourcuff en tant qu’entraîneur. Mais pour moi, la force du FC Lorient allait au-delà de cela.
Comme il était là depuis tellement d’années, ainsi que beaucoup de gens au sein du club, des relations humaines ayant de nombreuses conséquences s’étaient créées. Voici quelques exemples de ces conséquences : la cellule de recrutement connaissait précisément le type de joueur qui convenait à l’entraîneur. Pas seulement techniquement, mais aussi humainement. Et ça, pour le savoir, ça prend du temps. Cela permet aussi à une organisation sportive, lorsque les résultats sont moins bons, que personne ne se pose la question du maintien ou non de l’entraîneur. Donc cela ne crée pas de déresponsabilisation chez les joueurs, qui pourraient se dire : “finalement c’est à cause de l’entraîneur”, “j’ai l’impression qu’entre l’entraîneur et le directeur sportif ça se tend, donc ce n’est pas de ma faute et de tout façon, les cartes vont être rebattues”. Non, la responsabilité est toujours claire, nette et précise. Elle appartient aux joueurs.
Cela crée une organisation ou la responsabilité n’est pas diffuse. Elle est extrêmement claire. Ensuite il faut de la compétence et la stabilité ne veut pas dire immobilisme. Mais en tous les cas, les meilleures organisations sont celles où ces biais cognitifs individuels sont un peu moins puissants, parce qu’ils sont contrebalancés par la force collective.
Les bénéfices, le chiffre d’affaire ou encore le score apparaissent souvent comme les objectifs à atteindre, plutôt que comme les conséquences d’un processus ou de principes de fonctionnement robustes définis en amont. Pour illustrer cette question, voici deux perspectives :
Steve Jobs → “Si vous vous focalisez sur les bénéfices, vous prendrez des raccourcis. Vous augmenterez vos revenus, vous réduirez un peu vos coûts. Vous ferez des bénéfices. Mais cette voie est un chemin qui mène au désastre à long terme. Si vous vous focalisez sur la fabrication d’un produit de qualité exceptionnelle, les bénéfices suivront.“
Bill Walsh → “Il n’y a pas de garantie, pas de formule ultime pour réussir. Tout se résume à rechercher intelligemment et sans relâche des solutions qui augmenteront vos chances de l’emporter. Un effort constant est un défi constant. Lorsque vous relevez le défi, le score se fait tout seul.”
Evidemment, ce sont des conséquences. On peut dire bénéfice, comme on peut dire chiffre d’affaires ou résultat sportif. Il n’y a aucune entreprise qui dirait : “moi, ma stratégie, c’est le chiffre d’affaires”, “moi, ma stratégie, c’est la rentabilité”. Ce n’est pas une stratégie. C’est une conséquence que l’on espère atteindre. Pour certain ce sera du chiffre d’affaires, pour d’autres du bénéfice. Néanmoins, ce qui fait la différence, c’est la raison d’être, c’est la mission, c’est ce qu’on veut être. Pour Disney, c’est faire rêver des enfants. Pour les All Blacks, c’est cultiver leur héritage. Ce sont ces éléments-là qui font leur différence. La raison d’être d’une organisation est suffisamment claire, lorsqu’elle l’accompagne également dans sa prise de décision. Si elle lui permet d’orienter certains choix. Si elle ne permet pas du tout d’orienter la prise de décision, cela veut dire que la raison d’être n’est pas suffisamment affinée.
Donc clairement, c’est toujours le produit qui fait qui fait la différence. Après, si une organisation n’atteint jamais de bénéfices, jamais de résultats ou de chiffre d’affaires, c’est qu’il y a un problème quelque part. Nous ne sommes pas non plus dans un monde de bisounours et il faut aussi le prendre en considération. Néanmoins, il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs, d’où l’importance du plan stratégique et de principes dont nous parlions précédemment.
“La raison d’être d’une organisation est suffisamment claire, lorsqu’elle l’accompagne également dans sa prise de décision.”
Nous l’avons vécu lorsque nous sommes descendus en Ligue 2 à Lorient en juin 2017. Nous avons dû mettre en place un certain nombre de choses et nous avons fait un certain nombre d’erreurs. C’était ma première expérience sur la partie sportive car je pilotais uniquement la partie administrative et commerciale entre 2015 et jusqu’à la relégation. Nous avions un entraîneur, Mickael [Landreau], dont c’était la première expérience en tant qu’entraîneur principal. L’objectif était de mettre en place un projet autour de la formation, en ayant des finances saines et en créant une culture club autour de la performance et de la responsabilisation. Une des conséquences de tout cela, devait être la remontée en Ligue 1.
Ne pas remonter immédiatement a pu à certains moments générer des tensions avec l’environnement et en interne. C’est normal mais également un bon test de la robustesse de l’organisation. Le plus important est de créer une tendance et de garder son cap. Cela veut dire quoi une tendance dans ce cas précis? C’est tout simplement être à la lutte en haut du classement et parfois, il y a cette réussite qui permet de passer du “bon côté”. Parfois, cette réussite va manquer. C’est pourquoi il faut avoir cette lucidité et des indicateurs analytiques qui permettent de dire : “la tendance est bonne”. La vie d’un club n’est pas un long fleuve tranquille mais c’est une aventure collective passionnante. Et il y a peu de métiers qui permettent de générer des émotions et participer à faire vivre et unir un territoire.